Qu’en pensez-vous ? De cette ville ? De ces habitants ? Que cachent réellement les sourires, les accolades et les poignées de main ? Ah, je pourrais en parler des heures. Des pêcheurs, qui attrapent par leurs filets la ligne du supportable, qui prêchent de leur navire pour tenter de conquérir le mieux.

Pourtant, les marchés ont toujours une odeur aussi désagréable au matin.

L’odeur des cierges et de l’iode, c’est ce qui a bercé mon enfance. Ne vous en ai-je donc jamais fait part ? Probablement pas… Il y a des choses bien plus intéressantes à raconter. C’est rare, bien rare, que l’incipit d’une histoire en soit le point central. Parfois un… Ah, comment le dit-on en français ? Un foreshadowing ?

Vous m’éclairerez à notre prochaine rencontre, je l’espère. Il y a encore bien des termes qui m’échappe en la langue de Molière, bien moins pratique que l’anglais, bien que j’en reconnaisse volontiers l’élégance. Le beau mérite de se compliquer la vie.

La classe moyenne émergeante a trop souvent ce besoin de tenter d’élever ses enfants, de les propulser dans le chaos de l’échelle sociale, sans parachute et sans protections. L’Église, l’école, l’équitation, les cours de soutien scolaire, la chorale, les scouts, j’étais une enfant occupée. Trop pour rêver, probablement. Des jeux rythmés par l’ordre du monde des adultes, ne laissant place qu’à l’obéissance, aveugle, dans la crainte qu’une divinité vengeresse m’envoie croupir dans les flammes si je n’étais pas sage.

J’ai bien changé, n’est-ce pas ?

Je vous ai déjà parlé de mes deux sœurs. Helena et Holly. C’était mes modèles, lorsque j’étais enfant. J’étais plus proche d’Helena, question d’âge, question d’affect, elle était mon étincelle, celle qui a su éveiller en moi l’être derrière le paraître, en un sens, elle est la contribution la plus seine et la plus positive au schisme. Quant à l’aînée, elle est pour moi un modèle de force. C’est probablement en la regardant avancer que j’ai appris à panser mes propres plaies et masquer mes cicatrices.

Mon étincelle et mon roc. Mon rôle dans tout ça a toujours été obscur. Celui qu’on m’a attribué, c’est celui de la petite princesse, mais ce n’était pas vraiment ça. Non. Le soleil brûlant, aveuglant, c’était cette putain d’Église. Ce putain de livre, cette putain de peur de l’Enfer… « Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. », c’est ce qu’en disait Nietzche, en tout cas. Si seulement il disait vrai, j’aurais été la première à lever le glaive.

Comme Clov, chaque matin, je contemplais le soleil. Comme Hamm, je laissais ce tissu pâle habiller mon visage, masquer la haine qui montait de plus en plus en moi, chaque jour. Mes sœurs s’éloignaient, mes parents resserraient donc leur emprise sur moi et j’étouffais. Ils ont abandonné avec Helena. Comme une fouine, j’épiais son journal pour contempler la descente aux enfers. Je me contentais de sourire, sans rien dire. De boire dans les bouteilles qu’elle cachait pour essayer de limiter la casse. La maison, ça devenait mon enfer personnel.

Et pour l’école… Après une enfance persuadée que je brûlerais en enfer pour l’éternité si je ne travaillais pas dur, j’étais dans les meilleures, même après avoir sauté une classe. Dans le secondaire, j’intégrais le groupe de théâtre, c’était… Un exutoire, mon confessionnal à moi. Un moyen de laisser s’évader des larmes, un peu de cette rage. J’étais douée pour jouer. Douée pour faire semblant. Douée pour être quelqu’un d’autre.

Il y a eu ce garçon. Je ne sais pas si j’ai trop envie de vous en parler. Il me suffira de ne jamais envoyer la lettre, au pire des cas. L’âge des premières soirées. L’âge de la fin de l’innocence, malgré l’ignorance. Lui était amoureux, moi, non. Il a insisté.

« Je ne permets pas à la femme d'enseigner, ni de prendre de l'autorité sur l'homme ; mais elle doit demeurer dans le silence. »

Malgré la haine que j’ai cultivé de l’Église, c’est bien dans les préceptes d’un géniteur évangéliste que j’ai grandi et j’ignorais encore bien des choses sur le monde. J’ai cédé. De l’inexpérience à l’ignorance. En rentrant à la maison, ce soir-là, j’apprenais, sans réelles explications, qu’Helena ne vivait plus avec nous.

L’étincelle s’est éloignée. Mais en mon for intérieur, c’est bien le monde entier, que je désirais voir brûler.

Trois semaines après cette fameuse soirée, je faisais semblant d’être heureuse de le retrouver alors que derrière mon sourire, cette chose était en train de grandir à l’intérieur de moi. Les cinq tests ne laissaient plus vraiment place au doute.

L’alcool, les coups de poing, les médicaments, toutes les méthodes pour me débarrasser de l’abomination qui poussait dans mon ventre n’ont suffit à m’en débarrasser. Il me fallait autre chose. Comble de l’ironie, dans quelques mois à peine, je pouvais passer mon permis, ce qui aurait simplifié la tâche. Il a fallu employer d’autres méthodes, mes premiers liens avec le monde de la nuit, de quoi payer le train pour partir réaliser cette opération plus loin, à Boston.

A cette période-là, ma raison partait petit à petit en fumée.

Ironiquement, je crois que c’est ce travail qui a été ma rédemption. On m’a donné de l’argent, pour frapper, pour salir, pour humilier. Si au début, il n’était que question de payer l’hôpital le plus discrètement possible, c’est petit à petit devenu un besoin. Une manière d’apprendre à lever le masque devant autrui. Plusieurs fois, j’ai failli perdre le contrôle de ce que je faisais, mais c’était une certitude : j’étais douée. C’est ce que les gens du milieu m’ont dit.

Je partais un week-end sur deux, prétextant prendre des cours particuliers avec des étudiants en médecine de l’université de Boston. Mais j’étais toujours de retour le dimanche matin pour la messe, évidemment. De plus en plus détendue. C’était une certitude : j’avais besoin de Boston. Et ça tombait bien, du fait de mon année d’avance, il allait bientôt être l’heure des études supérieures.

Des idées connexes en tête : tenir le masque devant mes géniteurs jusqu’à leur dernier souffle, parce qu’ils ne méritent pas d’entrevoir ce qu’il y a derrière, devenir gynécologue, pour aider les personnes qui ont eu les mêmes difficultés que les miennes, mais aussi pour ma sœur. Mon étincelle disparue.

J’ai réussi à me débarrasser du parasite en entrant à l’université ; celui qui s’est présenté à ma famille sans réellement me demander mon avis comme « mon amoureux », comme si de tels sentiments le concernaient. Celui qui m’a arraché une part de liberté, une part de ma vie, mais qui in fine m’a aidé à trouver mon équilibre dans tout ce bazar. Il est parti plus loin, j’ai refusé de le suivre, alors il a rompu. J’ai pleuré, devant lui, j’ai souris, une fois de dos.

Ah, si vous vous demandiez, pour cette vergeture un peu plus forte, au niveau de mon bas-ventre, je pense que c’est lié à… ça. Quoi que, c’est rare que je me montre nue devant vous, je ne sais même pas si vous l’avez déjà remarqué.

Pendant mon bachelor, j’ai pérennisé mon activité nocturne. Deuxième téléphone, des horaires plus précis, une clientèle plus régulière, un lieu de travail assez loin de l’université et de mon lieu de vie sans être inaccessible. J’ai vu quelques personnes en dehors, mais j’ai globalement plus profité de mon temps loin de ma famille pour me ressourcer. Je me sentais plus stable, plus en paix avec le Schisme, qui était… Définitivement plus maîtrisé. Je jonglais entre mes relations, dans les mensonges, parfois moins. Je me suis liée pendant quelques mois avec quelqu’un qui faisait la même chose que moi et Boston avait un goût idyllique.

C’est peu après une rupture douloureuse, que je vous ai rencontré. La curiosité dans votre regard, votre élégance, tant dans votre démarche, que d’un point de vue vestimentaire… J’étais éblouie. La simple idée de rester dans mon rôle me déboussolait. Je me suis égarée, dans vos yeux, cachée derrière mon masque, comme transpercée par votre regard de jais. Quand vous m’avez expliqué les raisons de votre présence, j’ai reçu comme un coup de poignard, en plein visage, fendant le schisme. Votre désir d’aller au bout de votre sujet, d’accroître vos connaissances dans le but de créer du beau, aller à la recherche de la vérité, à la recherche de l’autre et dépasser de simples présupposés qui auraient pu suffire…

Je ne crois pas au coup de foudre. Mais j’ai pris un coup de jus en vous effleurant, ce soir-là.

Et quand nos pas se sont séparés dans la neige, j’aurais pu m’agenouiller, pour vous proposer de vous raccompagner. J’aurais pu abandonner le masque, mon orgueil, ma dignité, mon honneur, j’aurais pu laisser l’ombre de la princesse prendre le dessus pour vous demander de l’aide.

Mais mieux encore, c’est vous, qui l’avez fait. Plus tard. Un dîner chic.

Si votre présence matérielle ne m’obsède pas, depuis, c’est bien votre âme, qui illumine mes pensées, constamment, souvent, bien trop souvent. Et pourtant, si ça devrait me faire peur, j’ai l’impression de me sentir libre. Parce que la beauté de l’orage qui renverse la nuit, c’est de se dire qu’on ne s’accaparera jamais la foudre.

Je crois que ça nous définis bien, d’ailleurs. Nous ne nous appartiendrons jamais. Jamais vraiment. Comme si je pourrais décemment demander à une femme avec un parcours comme le votre de rester à mes côtés constamment. Comme si j’en avais même l’envie… Non, je veux vous voir continuer de parfaire votre art, sourire en voyant votre nom dans les journaux spécialisés, rougir en recevant une invitation lors de vos représentations aux alentours accompagné d’une lettre imprégnée de votre parfum. Et j’ai bien l’intention de continuer d’avancer de mon côté, pour vous prodiguer au moins la même fierté.

Pour autant, c’est bien à l’Alden Health Center que j’ai obtenu d’effectuer mes stages de 3ème année. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de retourner vivre à Blurrydale, après ces 5 années d’éloignement, à ne revenir que le dimanche, pour la messe et le repas familial, ainsi que pour les fêtes.

J’ai été touchée, que vous souhaitiez emménager dans la même ville. Touchée que, même si vous ne me l’avez pas vraiment proposé, vous ne me l’avez jamais imposé non plus, ayant la délicatesse de choisir un autre quartier. Dans le fond, ça n’a rien changé, si ce n’est que nous arrivons bien à nous rencontrer au moins une fois dans le mois.

Et je me languis, je me languis tant de revoir votre regard si mystérieux, si imperceptible, aujourd’hui encore, malgré les mois qui défilent, tout comme je me languis de recevoir chaque courrier, de déchirer proprement l’enveloppe avec l’ouvre-lettre que vous m’avez offert pour mon anniversaire, de sentir votre parfum si soigneusement appliqué au papier et de déchiffrer votre français impeccable.

Je ne sais pas si ce courrier partira. Probablement pas. J’imagine que j’ai plus à cœur de vous raconter tout ça, les bribes de mon histoire, de vive voix. Entre deux danses endiablés, entre deux répliques d’Hamlet et un cours d’anatomie.

J’ai hâte de notre prochaine rencontre.

Amoureusement votre,

Schisme.