Debout dans un champ fleurie, l’herbe caressant avec douceur la plante de mes pieds, inspirant l’odeur des roses, humant celle des pins chauds qui bordent la clairière, je me délecte de cette merveilleuse sensation de la mousse sous mes pieds. La fraicheur de la rosée matinale, gelant mes doigts de pieds, me donne l’impression d’être réellement vivant et ça me rend confiant. Lentement, je décolle mon pied gauche du sol mou et le place devant le droit, un large sourire se peignant sur mes lèvres alors que ma respiration s’accélère et que l’adrénaline et l’ocytocines se mélangent dans mes veines dans un cocktail de bonheur inégalable. Et c’est ainsi que, sans plus hésiter, je m’élance, courant dans le champ, dévalant la petite pente, trébuchant par moment mais me rattrapant parfaitement, la confiance dans mes capacités et mon équilibre sur mes deux jambes étant parfaite. Un sourire béat sur le visage, l’âme iridescente. Quel bonheur d’être en vie dans ce monde merveilleux.

Monde qui, malheureusement, s’écroule brusquement lorsqu’une douleur électrique traverse mon pied droit et que je me réveille en réprimant au dernier moment un cri de douleur qui se mue en simple grognement. Redressé sur mon lit, balançant ma couverture sur le côté, la vision de mon moignon me fait revenir bien trop brutalement à la réalité. Celle d’un amputé frustré que ses rêves sont aussi horribles. Ravalant mes larmes, je plie mon genou et commence à masser la peau sensible de ce qui reste de ma jambe espérant pouvoir ainsi stimuler les nerfs en feu qui envoient des vagues douleur pulsant dans le pied inexistant et remontant jusque dans mon dos.

Fermant les yeux et posant mon front sur mon genou, je maudis cette nuit, cette année et toute cette vie qui n’a jamais été facile. Comment peut-on gérer l’abandon de ses premiers parents, la perte brutale de ses parents biologique, mort dans un accident de voiture et maintenant la perte d’un membre qui  nous réduit à un statut d’handicapé? Je retiens mes larmes avec plus de force encore, alors que je tente de me remémorer tous les bons souvenirs qui me viennent.

Il y a ceux que je partage avec Eden, mon jumeau qui, fort heureusement, a toujours été à mes côtés. Les circonstances de notre adoption à Detroit ont toujours été floue. Si nous sommes né sous X c'est qu'il y avait bien une raison. Mère trop jeune? Trop pauvre? Les enfants de trop? Personne ne sait réellement comment nous nous sommes retrouvé devant cette caserne de pompiers en ce beau jour de Mai 1999. Toujours est-il que nous avons toutefois eu de la chance dans notre malheur: nous avons très rapidement retrouvé un foyer aimant et solidaire. Et surtout, nous sommes resté ensemble.  

Car Eden et moi, nous sommes indissociables, une seule âme dans deux corps différents. Rien ni personne ne pourra nous séparer, nos conneries ont été faites ensemble, notre scolarité nous l’avons passé dans les mêmes classes, nous avons le même groupe d’amis. Lorsque l’un est heureux, l’autre l’est aussi, lorsque l’un ne se sent pas, il en va de même pour l’autre. Notre lien il est là, fort et infaillible. Il est le feu, je suis l’eau qui l’éteint et le calme, il est celui qui me tire vers le haut et qui a toujours été à mes côtés. Lorsqu’à 15 ans, nos parents sont décédé dans cet accident de voiture, j’ai, aussi étonnant que cela puisse paraître, été le plus fort d’entre nous. C'est Augustine, notre grand-mère adoptive qui nous a recueillit chez elle et chez qui nous vivons encore maintenant, 11 ans plus tard.  Tantôt Mamie Cookie tantôt Nanny Biscuit, elle fait partie de ces personnes pour qui je crèverais la main sur le cœur.

Tout allait bien, au final. Une fois le choc passé et le deuil commencé, nous avons pu nous reprendre en main. J'ai fini l'école après le collège pour entrer dans l'école de Charpentier où j'ai appris un métier passion. Ce même métier qui a courut à ma perte en janvier 2023  lorsqu'une seconde d'inattention m'a valut une chute d'un échafaudage. je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, tout ce dont je me souvient c'est je me suis réveillé à l'hôpital après une opération pour réparer mon tibia et ma cheville droite qui étaient en mille morceaux.

Des mois qui ont suivi cet accident je ne me rappelle que des douleurs atroces, celles qui te mettent à terre et te piétine encore. J'ai dû abandonné mon métier et ma passion pour le hockey, arrêtant totalement de venir aux entraînement ne serait-ce que pour y assister en temps que public. Pendant des mois il m'était impossible de poser le pied au sol sans souffrir le martyr et ce malgré les opérations qui s'enchaînaient grâce à l'assurance et l'argent de ma grand mère qui s'est associé avec un très bon ami pour me permettre d'avoir les meilleurs soin possible. Entre infections et complications, il n'y avait, au final, que deux solutions: l'amputation qui me permettrait éventuellement de regagner une certaine mobilité ou alors l'arthrodèse qui bloquerait la cheville dans une seule et même position. Après plusieurs semaines de réflexion et de délibération, autant avec moi-même qu'avec mon frère et ma grand mère, ma décision fut prise et le 26 janvier 2024 fût le premier jour de ma nouvelle vie.

Malgré tout, après le soulagement est arrivé la désillusion. Si l'opération s'est bien passé, les suites, elles, furent bien plus compliquées. Entre les douleurs et les sensations fantômes qui sont quasi constantes, les sessions d'appareillages qui se suivaient et la rééducation je suis loin d'être sortie d'affaire. D'autant plus lors des nuits comme celle-ci, où je rêve encore que je suis sur mes deux pieds entrain de courir avant que la réalité de ne me rattrape et que je craque comme bien trop souvent ces derniers temps.

Lorsque la porte s'ouvre et que l'instant d'après je sens les bras de jumeau qui m'entourent les épaules, je me dit que vraiment, notre lien est fort, comme un sixième sens qui nous permet de savoir quand l'autre partie de nous-même va mal. Je sais que, quoiqu'il arrivera et malgré ce que je peux dire,  je ne serais pas seul.