Quand on lui a annoncé qu’il allait avoir une fille, Andrew a été déçu. Déçu d’avoir une fille. Déçu de ne pas avoir un fils, un aîné. Déçu de ne pas pouvoir imaginer son premier fils prendre la succession, prendre son chemin. Et cette déception ne l’a jamais quitté … si bien que Winnie a passé sa vie à en avoir conscience, à vouloir le rendre fier. L’histoire d’un père et de sa fille.

Elle jette un coup d’œil dans son rétroviseur. Ian et Joy sont en train de dormir. Ils ont l’air si paisibles. Pourtant son cœur se serre dans sa poitrine quand elle aperçoit cette marque sur le visage de son fils. La vision de cette marque la renvoie deux jours auparavant. Elle était dans la cuisine alors que les enfants étaient dans le salon avec leur père, ivre. Cigarette entre les lèvres, elle s’affairait aux fourneaux pour sa famille quand elle entendit la voix de Chris s’élever. Cela n’annonçait jamais rien de bon. Son instinct – sans doute l’instinct de la mère – lui avait hurlé de se rendre dans le salon et c’est sur le pas de la porte qu’elle avait assisté à la scène. Une gifle. Un revers de sa lourde main baguée et le corps de son fils s’était écroulé sur le sol. Winnie avait immédiatement lâché le verre qu’elle tenait entre les mains … c’est ce dont elle se souvient, le fracas du verre sur le sol. Les pleurs. Les enfants s’étaient précipités dans leur chambre et avait encaissé la rage récente de son époux. Mais, les choses étaient différentes : c’était la dernière fois que cet enfoiré allait lever la main sur elle et encore moins sur leurs enfants. Les enfants n’iront pas à l’école. Ils prépareront leurs valises. La vaisselle ne sera pas faite. Elle fera sa valise et laissera son alliance sur la table de la cuisine en lui écrivant une lettre … ou juste deux mots : « fuck you ». Depuis, elle est une fugitive. Un bref sursaut, et elle se retrouve dans le présent, sur les routes. Les doigts se resserrent autour du volant et elle se pince les lèvres. Elle est en fuite. Pour ses enfants. Elle est en fuite mais elle est libre. C’est fou comme la peur a disparu. Elle se sent même invincible à cet instant.

Les kilomètres se déroulent sous sa voiture et elle fait le point sur sa vie … misérable vie. Enchaînement d’erreurs. De mauvaises décisions. Il y a d’abord eu le refus de suivre sa mère mais de rester auprès de son père, auprès du MC qui la protégeait et lui donnait le sentiment d’être … importante. Puis, il y a eu cette envie viscérale de plaire à son paternel, de le rendre fier, de faire son bonheur … quitte à ne devenir qu’un objet, un cheval de Troie, l’ombre d’elle-même. C’est ce qu’elle a été … Un cheval de Troie. Le loup dans la bergerie … mais le loup avait un cœur, qu’elle le veuille ou non. Au sein de cette bergerie, elle y laissé des plumes tout comme son palpitant … elle y laissé un morceau d’âme … dans le regard d’Harlow. Les sourcils de Winnie se froncent à cette pensée. Les dents se serrent. Les muscles de sa mâchoire battent nerveusement. La rancœur. La perte de temps. Se rendre compte à quarante ans qu'on n'a jamais vraiment vécu.

« Maman ? » Nouveau regard dans le rétroviseur. Ian. Elle esquisse un sourire et étend le bras pour venir poser une main sur lui. « On ne va pas rentrer ? », qu’il lui demande d’une voix douce, un murmure pour ne pas réveiller sa petite sœur qui sert son ourson contre elle. « Non, on ne rentre pas à la maison Ian. Il est hors de question qu’on y retourne, je te l’ai dit … c’est promis. » Un sourire et elle presse doucement le genou de son fils sous sa main. « Essaie de dormir. On va bientôt arriver. D’accord ? » Il acquiesce et elle se concentre de nouveau sur la route. A une époque, elle y avait cru. Elle avait eu la candeur de croire à cet amour. Elle avait perdu Harlow. Elle avait perdu son amour-propre. Elle avait accepté ces avances, elle avait ri à son humour, elle avait apprécié son grain de folie et rapidement ils étaient devenus proches … Chris. Aujourd’hui, elle est incapable de vous dire si elle ne voulait pas se punir … ou si elle avait vraiment cru en l’amour. Le résultat était le même : elle avait vécu l’enfer et tel le phoenix, elle voulait renaître de ses cendres. Pour son fils. Pour sa fille. Pour elle ?

Quand elle aperçoit blurrydale, son cœur rate un battement. Cette ville aurait pu être son havre de paix. Cet endroit aurait pu être sa maison. Elle pourrait y être la bienvenue … est-ce qu’elle l’était aujourd’hui ? Non ! Aussitôt, elle vient s’allumer une cigarette. Le stress. L’idée lui semble folle. La plus folle et la plus idiote des idées. Pourtant, c’est naturellement que Blurrydale lui est venue à l’esprit. Elle s’y était sentie chez elle, en sécurité. Harlow avait toujours réussi à la faire s’y sentir en sécurité. Il lui avait offert ce sentiment qu’elle n’avait plus jamais connu. La cigarette s’illumine quand elle tire nerveusement dessus, cale son coude sur la portière et se gratte la tempe. Est-ce qu’il sera là ? Est-ce qu’il ne serait pas temps de faire la paix avec sa mauvaise conscience ? Si Chris décide de l’éliminer du décor, autant qu’elle ait l’esprit clair et qu’elle ait la conscience tranquille. Ou alors est-ce le dernier grand coup de la Winnie ? Y chercher la sécurité … vainement … Trop tard. Elle y est.

Le premier jour du reste de sa vie. C'est peut-être juste l'histoire d'une femme qui s'échappe de l'ombre de son père à seulement quarante ans.