2005 — Un baluchon de gosse, ça contient en très peu de choses toute une vie. Une peluche usée, un comic que son copain Jonah lui a refilé à l’école, et un bijou à maman pour se donner du courage. Bientôt six piges, que Brandon a résumées en trois objets. Le pas malhabile, il déambule dans les rues de Blurrydale, sa taie d’oreiller en guise de sac à dos passée par-dessus son épaule. Ses yeux furètent les boutiques ouvertes, fermées, les fenêtres laissant entrevoir des familles soudées, avec des chiens bien soignés. Chez eux, il n’y a pas un nouveau chiard à peine né en train de pleurer à plein poumons. Pas de nouveau petit garçon, le huitième môme d’une farandole. Pour le petit Brandon, Tiffani sonne à ses oreilles comme une fausse note dans une symphonie déjà à la limite de la cacophonie. Cassidy et Cindy, il voulait bien, parce que de leur état de petites filles, elles étaient sous sa responsabilité de grand-frère, mais un nouveau petit garçon, voilà un concept qui remontait le long de son échine tel un mauvais présage. Des p’tits hommes, il y en avait déjà un nombre parfait : quatre, c’est pair, ça sonne bien, c’est joli. Cinq, Brandon en est certain maintenant, ça porte la poisse. Alors pour témoigner son désaccord, il a fugué. A pris ses clics et ses clacs pour s’en aller une bonne fois pour toute dans un nouvel endroit plus beau, le paradis des enfants, un truc dans le genre. Avant de la trouver cependant, cette idylle promise, Brandon s’est assis sur un banc près du port.
Ses pieds balancent dans le vide. Le soleil tombe. Il attend.
Pour s’occuper il feuillette son comic déjà bien usé par le temps, puis corné de toutes parts par ses soins. Il ne sait pas encore vraiment lire, mais les dessins lui suffisent en général. Pas cette fois. Son imagination s’égare sur de jolis scénarios - bientôt réels, assurément. Il imagine son père et sa mère tout essoufflés, courir vers lui et hurler son nom. Ils le prendraient dans leurs bras, lui diraient à quel point il leur a manqué, à quel point ils étaient inquiets. Rien qu’à voir, ils ont abandonné tous les autres juste pour partir à sa recherche. D’une voix tremblante, ils promettraient de s’occuper de lui, de ne plus jamais laisser ni Kaiden, ni Luke, ni Beverly tendre à ses besoins - ils savent après tout, à quel point il a horreur de voir ses frères et sa soeur prendre des rôles qui ne leur appartiennent pas, au point de leur transformer la vie en enfer. Brandon rêve de tout ça, recroquevillé sur son banc éclairé par un lampadaire, à se faire tout petit pour que les autres adultes ne viennent pas l’embêter. Il ne sait pas bien lire l’heure, mais les cloches de l’église lui indiquent le temps qui passe. Il a froid, et faim aussi. Mais il ne peut pas abandonner. Les réponses qui en découleraient lui font bien trop peur. Alors il attend, c’est tout, c’est rien. Ils vont venir, hein ? Ils n’ont pas le choix.
…
Pas moyen de savoir combien de minutes ou d’heures sont passées, à six ans le temps est une chose capricieuse autant capable de traînasser que de filer, sans entre deux, mais des voix appellent son nom. Un peu ailleurs, terrassé par la fatigue, il se frotte les yeux puis les lève en direction de bruits de pas hâtifs.
Les figures en train de se presser vers lui sont jeunes - il serait cependant incapable de savoir si elles sont en colère, soulagées, heureuses, si les sourcils se froncent, si les traits de défroissent à la vue de sa silhouette saine et sauve. Tout est trop flou. Avant même d’entendre remontrances ou soulagement, Brandon fond en larmes. Au fond, il le savait. Il est bête, il n’aurait jamais dû acter son plan, maintenant ce qu’il pouvait choisir d’ignorer lui saute à la gueule.
Il ne compte pas.



Octobre 2010 — Du sang séché commence à former une croûte sur son nez et sa lèvre supérieure. Du bout de ses dents, il la gratte, les mains jointes entre ses jambes. Le directeur du collège en face de lui parle, parle, lui fait la morale avec condescendance. Il en profite sans doute pour exercer sa locution, autrement brandon ne voit pas pourquoi il s’enquiquinerait à le sermonner. les mots ne prennent même pas la peine d’entrer dans une oreille pour sortir de l’autre : les ouvertures sont bouchées par un bruit strident. La bagarre a éclaté sans aucune raison, a dit le plus amoché du combat – donc le perdant, donc pas lui, cqfd –, ce qui signifie dans le langage des lâches qu’elle a commencé à cause d’une sale remarque bien dosée que son émetteur n’assume pas. Brandon ne prend pas la peine de se défendre, la faute est sienne, difficile de prouver l’inverse quand il continuait à cracher sur son camarade même après qu’un adulte les ait séparés. L’aveu de la parole en trop ayant allumé le brasier ne le sortirait pas d’affaire non plus, sa réputation le précède trop. A peine entré dans la soi-disant cour des grands, il se fait remarquer. A croire que ça provient d’un instinct propre à son sang. La croûte sèche le démange, il y passe sa langue. Le directeur le regarde et à ses lèvres fermées pour la première fois depuis le début, brandon en déduit qu’il attend une réaction. En général ils ne prennent pas la peine de poser des questions autres que celles pièges où y répondre est perçu comme de l’insolence. Le directeur doit se prendre pour un sauveur ou quelque chose dans le genre, il veut “entendre les deux côtés”. Super. Il risque d’attendre longtemps.
Le regard solidement fixé sur le visage de l’homme, brandon reste muré dans un silence de plomb. Cette raillerie lancée sur lui tel un crachat, il en a honte aussi. Ce n’est pas la première, ni ne sera la dernière fois qu’on lui dit qu’il est bête. Brandon comprend, à son tour il s’est moqué de gamins pour de moins bonnes raisons, et il ne pense pas arrêter. Portées sur lui en revanche, ces remarques relèvent du crime ou presque, car elles le blessent et en ça elles sont plus terribles que n’importe laquelle des saloperies qu’il dit. Aussi longtemps que possible, Brandon a retardé la réalisation de ses camarades - que pour lui les exercices prenaient plus longtemps à finir, qu’à la fin du temps imparti c’est toujours lui à la traîne. Devant ses yeux les mots s’embrouillent, les lettres se mélangent et les sens des phrases se perdent dans un méli-mélo incompréhensible. S’il se concentre assez, brandon  arrive à dénouer le noeud lexical face à lui, mais jamais assez vite. Ce n’est pas de sa faute, pourtant on lève les yeux au ciel à ses difficultés comme si, finalement, on s’y attendait. Brandon est familier avec la violence et ses nombreuses déclinaisons, celle physique ne constitue qu’un petit morceau de la pyramide : l’indifférence, le mépris, la moquerie et ce bon vieux préjugé. S’il avait été un génie il serait vu comme exceptionnel, bien plus qu’un de ses gosses de famille riche comme Picsou, mais non. Il est juste brandon. le bluebird. Au fond de lui il sait qu’il n’est pas responsable du fouillis sur les pages mais à force d’entendre les railleries des adultes ortir de la bouche des enfants, il se demande si finalement, ce n’est pas vraiment la faute à ses parents.
Le directeur soupire, tout en tournant de gauche à droite sur sa chaise de bureau. “Tu sais brandon, je souhaite juste t’aider.”
Ca valait bien la peine de récupérer l’audition pour l'entendre parler.
“M’sieur.”
“Oui mon petit ?”
“Si j’avais pu frapper plus fort sa sale tronche pour le rendre moins crade, je l’aurais fait. c’est tout. je le trouvais v’là dégueu’ à regarder, faut pas chercher plus loin. en fait, vous devriez même me remercier.”


JANVIER 2024 — Il a acheté une voiture. Elle est moche, elle est cassée, il se salit constamment à essayer de la réparer, car toutes les deux semaines y'a un truc qui foire. Pas grave. Au moins ça lui appartient. Quand il se sent fier et assez riche, souvent le ventre plein d'une nourriture saine, et le cerveau pas obstrué par ces vilains nuages sombres en lui, ceux qui sabotent les relations, les belles histoires, les amitiés soudées, les tafs bien payés pour retourner direction case départ comme si la crasse de la maison familiale lui était nécessaire pour exister, il conduit en sifflant jusqu'à l'état suivant. Mais juste avant de franchir les frontières invisibles il s'arrête.
Puis il attend. C’est mécanique. Lui rappelle son enfance.
Il sait pas ce qu'il attend.
Un signe.
Un incendie de l'autre côté qui le forcera à franchir ce qui le bloque par un instinct héroïque jusque là étrangé.
Il tourne son téléphone dans ses mains, garé sur le bas-côté, appuyé sur le capot de sa voiture.
Il regarde l'heure qui passe, puis la suivante, puis le soleil qui se couche.
Il attend qu'on lui envoie un message ou qu'on l'appelle. Qu'on lui demande si ça va, où il est. Qu'on lui raconte sa journée.
Il attend, se dit qu'à minuit, une heure si personne ne lui parle
si on l'oublie
alors il traversera la frontière et ne reviendra pas.
Il s'engagera sur un nouveau jour, différent, ni plus beau ni plus laid, comment il pourrait savoir, il ne l'a jamais expérimenté.
Peut-être que la salissure partira pour de bon, que sans aucun souci il se trouvera une situation correcte sans ressentir ce besoin presque viscéral de dire à qui l’entendra “ça serait quand même mieux si mes parents avaient été différents”. Qui sait, peut-être fera-t-il une petite poignée de chiards à son tour, invitera la famille à manger à sa table dans une maison propre, qu’il s'enrichira sans rechigner à la tâche. Peut-être va-t-il expérimenter un très modeste American Dream, peut-être que le rêve naïf de ses ancêtres, il va pouvoir le vivre. Il suffit que minuit passe.
Ce n’est pas la première fois qu’il fait ça.
Bzzt.
A chaque fois son téléphone vibre.
Parfois on lui demande de passer acheter du lait - on est trop grands maintenant pour paniquer d’une “disparition”, la plupart est même partie de la maison, alors personne ne courra vers lui. Le lampadaire est éteint.
Il répond "jsuis pas ton chien", dans la même foulée envoie un “ps de pb”.  
Puis il retourne dans la voiture, conduit, revient et pose une brique de lait sur la table comme si de rien n'était, un peu tard, certes, il l’admet, puis il monte se reposer. Une furieuse envie de pleurer l’étouffe, pourtant quand ses frères et sœurs lui sourient, c'est son envie de leur rendre cette risette qui l'emporte, non sans lever les yeux au ciel un petit peu, quand même.C'est comme ça. La prochaine fois, c'est sûr, il y arrivera.
Au moins il importe pour quelqu’un.

TRIVIA: