regarde-moi, je suis transparent.
Ce fut le bruit d'un claquement de langue contre le palais qui sortit Brett de ses songes. La dame dressée face à iel avait l'un de ces regards appuyés qui l'incitait à poursuivre, alors qu'elle avait fini de prendre quelques notes qu'iel ne verrait jamais. Qu'est-ce que peuvent bien noter les psychiatres durant les séances ? BD s'était toujours imaginé un leurre, un semblant de quelques mots-clés pour ne pas s'endormir. Peut-être même que le calepin cachait en réalité un carnet de sudoku ou de mots croisés, de quoi s'occuper. Clichés, dites-vous ? Pas plus cliché que de voir un·e gosse de vingt-trois ans se trainer de séance en séance, pas réellement de son plein gré. Avachi·e dans l'un des petits fauteuils où devaient sans doute défiler des dizaines de personnes sur la semaine, Brett était plutôt occupé·e à se demander ce que les autres patients du Dr. Delauney racontaient. Est-ce que leurs histoires suscitaient autant l'ennui et la fatigue aux yeux de cette psychiatre ? Brett aimerait lui dire qu'iel ne se sent pas avancer, qu'iel ne parvient pas à calmer les crises de son propre père provoquées par cette addiction à l'alcool, que sa mère est trop occupée à trouver un troisième mariage où se réfugier, que ses deux demi-frères plus âgés font leur quotidien de leur côté comme si Brett ne faisait pas réellement partie de leur vie. Le Dr Delauney le sait que lae blondinet·te se sent seul·e depuis la nuit des temps. Sans doute même a-t-elle deviné que cet·te enfant n'était pas désiré·e à la base. Né·e d'une relation extra-conjugale, entre un pianiste alcoolique et l'une de ses groupies, iel n'a pas le moindre souvenir d'avoir vu un jour ses deux parents dans la même pièce. Etait-ce de sa faute ? Est-ce pour cela que sa mère ne l'a jamais regardé·e ?

Tout se mélange dans la tête de Brett. Toujours faire au mieux avec les moyens du bord. Se prendre des remarques à l'école parce qu'iel n'avait pas le matériel nécessaire ou parce qu'iel arrivait en retard. Qui l'aurait cru, de toute façon ? Une mère absente, un père assez saoul pour oublier la présence d'un·e enfant et le besoin fondamental de lae conduire à l'école. Background nébuleux, des anecdotes à attirer la pitié, oh lae pauvre petit·e Bratt ou bien oh, un·e dramaqueen de plus. Iel fermera les yeux sur les moqueries, les remarques de ses camarades de classe concernant ses vêtements sans marque, parfois usés, parfois confectionnés de ses propres mains. Iel taira également lors des séances de psychothérapie toutes ces fois où iel aura ramassé des coups pour avoir osé embrasser une personne de genre masculin lors d'une soirée à l'aube de ses seize ans. La vie de Brett n'intéresse pas cette dame, iel le voit bien et ne lui en veut pas. BD non plus, sa propre vie ne lae botte pas des masses et la raconter à voix haute lae lui confirme.

Comme à chaque séance, le sujet déviera sur ce qui lui fait sentir qu'iel n'est pas au bout du gouffre. Iel se passionne pour la couture, gratte quelques notes sur le papier, se fait ses propres partitions pour donner vie à quelques mélodies au piano ou à la guitare. L'espoir est infime mais présent, iel aurait dû être un· grand·e artiste, rejoindre un groupe de musique ou bien faire partie de ces musicien·nes dans les bandes originales de film. Peut-être que Hons Zummer finira par lae repérer, qui sait ? En attendant, ce sont des covers bancalement enregistrées par des posts Instagram qui attireront quelques likes et commentaires de followers à l'autre bout du globe. Brett s'en contentera, cela lae fera même sourire. Ce fut d'ailleurs ce dont iel parla lors de cette séance avec le Dr Delauney, de sa dernière cover de Tim Odull, rendant quelque chose de pop à une mélodie douce où les lyrics pouvaient encore mieux ressortir. Ses yeux pétillants lorsqu'iel venait à parler de musique ne pouvaient tromper personne. Ce·tte véritable passionné·e a besoin de vibrer par les ondes musicales, mais le Dr Delauney recentrera la séance, lae ramènera à sa vie professionnelle, à cette double casquette professionnelle qui ne lui rapporte que peu. Est-ce mal de rester bartender toute sa vie, dans un endroit qu'iel qualifie comme une safe place, abritant ses valeurs et idéaux, par le biais d'échanges avec la clientèle ? Est-ce mal de vibrer au travers de l'association se trouvant au premier étage, où les rencontres sont plus belles les unes que les autres ? Et mettre en avant son talent pour la couture était-elle une mauvaise chose également ? Brett ne voudra pas en dire davantage au psychiatre. Les grandes carrières pleines d'ambition, les open spaces, ce n'est pas pour iel, tout comme les auditoires de la haute école ne l'étaient pas non plus. D'ailleurs, ne l'avait-iel pas déjà confié ça, à la psychiatre ? Pourquoi avait-iel la sensation qu'elle ne retenait pas la moitié de ce qu'iel lui disait ?

Brett se réjouissait juste que l'heure se termine, qu'iel décampe de là pour sauter dans sa caisse d'occasion et qu'iel rentre pour se faufiler derrière le bar du Dancing Queen... ou dans son atelier de couture, dans cette petite boutique à son image. Cet endroit retraçant toute son identité, son adn. Et celui de Stanislas. Sans grande surprise, un seul et même nom trottait dans ses pensées jour et nuit depuis de nombreuses années. Stanislas. L'alchimie évidente, celle qui ne trompe pas lorsque s'échangent les regards. Peu importe le temps et les tourments, c'était toujours ce même prénom qui revenait, cette notification, cette vibe, cette voix qui devançait les autres, et de loin. Face à Stan, c'était une tout autre histoire. Tout était fait pour qu'il voit Brett sous son meilleur jour. Quelques mots subtilement glissés, dans cette flirtationship à l'exclusivité implicitement prononcée, pour nourrir cette complicité perdurant à travers le temps et les différentes relations allant et venant dans leur colocation. Brett se raccroche à Stan comme s'il était la dernière bulle d'oxygène sur terre. Lui demander d'être ensemble sans plus personne autour lui brûle les lèvres, tout autant que ça lae tétanise. Et si ?